| - C’est comme les trains.
Jadis, j’étais un grand voyageur. Pour un oui pour un non, je prenais la route. S’il le fallait, si l’envie le commandait, je traversais la frontière. J’allais là-bas de l’autre côté, jusqu’au Mont Noir, parfois jusqu’au Kemmel. J’y ai ramassé des châtaignes. On ne le croirait pas. Certaines années j’ai poussé jusqu’à Ypres, Gand, Bruges, Ostende cette fenêtre. Elles ne s’en souviennent pas mais Anvers et Amsterdam m’ont vu. À quatre heures du matin j’ai été jeté d’un hôtel à la Haye. J’ai mangé de la purée moisie dans un bar étroit de marins sur l’île de Walkeren. Je vivais dans la proximité des démons. - Aujourd’hui prendre un train m’angoisse au plus haut point. Pour quelqu’un qui s’apprend quotidiennement, comme un exercice monastique, à vivre dans l’instant, à carpe le diem, à lutter contre soi-même pour arriver à la sublime entrée de la sérénité, penser au linge qu’il faudra porter trois jours plus tard, concevoir une valise, est hors de ma portée. Et l’heure du train sonne comme un rendez-vous funèbre. Je m’explique. Je ne dis pas que tous les trains nous entraînent vers la mort ni que tous les voyages nous emmènent vers un ailleurs qui ressemble à l’au-delà. Mais songez à ce qui se passerait si à l’heure qui vous est fixée, quand le train doit partir, vous arrivez en retard. Si l’avion a décollé. Si l’on vous a déjà appelé trois fois dans le hall de l’aérogare. Si votre nom figure dans le registre de vol, – ce registre que l’on tientau cas où se passerait le pire – , et que vous ne vous êtes pas présenté. C’est déjà comme si vous étiez mort. Même chose pour les trains. Vous ne savez pas à quoi ils vous emmènent si vous montez dedans, vous ne savez plus où vous en êtes si vous les ratez. Vous avez fait le projet d’être ailleurs, vous avez accepté de partir, vous avez accompli le travail mental du départ, le deuil du demeurer, vous êtes déjà parti. Et vous n’êtes pas parti. Vous êtes réellement dans ce qu’on doit appeler un non-lieu. Un non-lieu qui ne va généralement pas sans un alibi. Un autre lieu. Quelque chose qui prouve que vous n’étiez pas là. Vous n’étiez pas là puisque le train est parti sans vous. Vous n’êtes pas là puisque vous deviez partir. Vous êtes en partance. Et en restance. Un entre deux, un no man’s land, un coma, un combat intérieur, une agonie.
- Je suis intimement convaincu – contre le sens commun qui pourrait penser le contraire – , que si on a rendez-vous avec la mort, il vaut mieux être à l’heure. Les esprits forts diront sans doute qu’importe, s’il manque le train c’est que ce n’était pas l’heure de sa mort et que s’il reste justement c’est parce que c’était son heure de rester et de trouver la mort là où il est resté. C’est facile. Quoi qu’il arrive ils ont raison. Après coup on peut tout expliquer. Le trompe-la-mort a ses adeptes, ses fans. Mais moi ce que je ne supporte pas c’est l’incertitude. Dois-je ou ne dois-je pas être à l’heure ? Croyez-moi, si vous voulez vraiment
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- Pierre Herlent.
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